Pourquoi prendre le temps de ressentir quand il y a un monde à sauver ?


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Un article du Dr Malika Virah Sawmy, sur le blog de Jem Bendell

Publié le 15 février 2021 – traduction Johann Bourquenez

Mon parcours dans le développement international et l'adaptation radicale.


Il est déchirant de constater à quel point les intentions sont réelles et vraiment belles dans le domaine du développement international. Tout le monde veut un monde plus beau et plus juste. Mais la question est de savoir comment nous exprimons ces intentions. Comment exprimer le monde plus beau que notre cœur sait être possible, pour citer Charles Eisenstein.

Tristement, lorsque vous travaillez dans le développement international, vous disposez à mon avis de deux principaux mécanisme d'adaptation, pour supporter de travailler dans le contexte de la crise mondiale, et en cours, du chaos climatique – et avec ce que les scientifiques ont appelé une période d'annihilation biologique.

Une façon de s'en sortir consiste à redoubler d'ambition dans nos tentatives désespérées de gérer la crise, en imaginant qu'ainsi le monde va devoir s'arranger. Une illusion dont nous refusons de nous sortir. Si moi, mon organisation, ce partenariat, faisions mieux, le monde irait sûrement mieux. Nous pouvons avoir et aurons plus d'impact parce que le contraire est impensable, et peut-être, nous le sentons, insupportable. Et avec ce point de départ, même la curiosité, l'exploration, l'apprentissage, la confiance et la collaboration deviennent des moyens de soutenir l’illusion. Avec cet état d'esprit, nous renforçons l'idée d'un monde axé sur les résultats, constamment planifié, constamment mesuré, et ainsi, nous renforçons un mode de fonctionnement hautement cognitif, plutôt qu'une manière plus générale de sentir la vie ou d'être en vie.

Je sais que lorsque je deviens très cognitive dans la résolution d'une crise, je deviens aussi très compétitive. Je deviens comme une simple pièce sur l'échiquier, et par analogie, tous les autres joueurs sont là pour contrecarrer, interrompre ou servir mes plans dans le jeu, tout devient un monde axé sur les résultats. Le monde actuel (le jeu) devient quelque chose qu'il faut contrôler, et que l'on combat constamment.

L'autre mécanisme d'adaptation consiste à essayer de ne pas trop ressentir. Pourquoi prendre le temps de ressentir, et par défaut ne rien faire, alors qu'il y a un monde à sauver ? Dans un monde axé sur les résultats, nous pensons que le désespoir serait inutile, et qu'il est plutôt immoral de se laisser aller.

Ces deux réactions sont favorisées par l'attachement à un vieil espoir. L'attachement à un tel espoir est un faux espoir. Par exemple, le faux espoir que le système peut soudainement, d'une manière inexplicable, changer. Partout, pour tout le monde, déjà hier. Ces faux espoirs nous lient à des situations invivables et nous aveuglent sur les possibilités réelles.

Avec le temps, je me suis rendue compte que je ne pouvais pas m'en sortir par l'évitement, soit en étant très occupée, soit en choisissant d'être insensible.

Je me suis permise de ressentir les choses profondément. Et je me demande ce qui se passerait si nous étions plus nombreux à faire des choses parce que nous les ressentons profondément. Pas parce que nos projets auront plus de succès si nous ressentons profondément. Pas parce que le monde s'améliorera si nous ressentons profondément. Mais simplement parce que cela permet notre réalité.

Et si la meilleure chose que je pouvais faire était de m'asseoir sous un chêne et de pleurer ? Je ne connais pas la réponse à cette crise. Le mieux que je puisse faire, c'est de ressentir pleinement cette crise, en compagnie d'un être aussi gracieux qu'un chêne.

Quand j'étais enfant, mon rêve était de parler aux animaux et aux arbres. J'ai quitté ma famille à 18 ans pour aller dans la forêt et j'ai travaillé comme garde forestière, d'abord à l'île Maurice, mon île natale, puis aux Seychelles, en Nouvelle-Zélande et à Madagascar. J'ai dirigé le programme de conservation du WWF à Madagascar pendant plusieurs années. Personne travaillant dans le secteur du développement durable que j'ai rencontré n'avait appris à parler aux arbres et aux animaux, ni même aux cultures indigènes.

Pour me rapprocher de mon rêve, j'ai fait mon PhD ("doctorat" ndlt.) sur les conflits entre l'homme et la nature à l'université d'Oxford. Je voulais apprendre le standard minimum du développement durable, c'est-à-dire réduire les conflits, en particulier dans les secteurs agricole et minier. Après mon PhD , j'ai travaillé pendant 15 ans dans le développement international, dans la production et la consommation durables, dans la gestion des ressources naturelles, et dans l'adaptation au climat, en tant que professionnelle du développement durable et spécialiste systémique, dans le monde entier, de l'Asie à l'Amérique du Sud en passant par l'Australie et l'Afrique. Je suis ensuite devenu universitaire et, avec mon énergie initiale qui consistait à faire plus sans ressentir plus, j'ai publié plus de 30 articles dans des revues internationales.

En tant que professionnelle du développement durable, je me suis débattue avec la question du dérèglement climatique. J'y ai travaillé indirectement en essayant d'améliorer la résilience des forêts et des systèmes alimentaires, ainsi qu'en renforçant le leadership indigène dans la gestion des ressources naturelles. Cela ne m'a pas semblé suffisant, mais peu de choses le sont dans le domaine du développement international. Puis, en 2018, lorsque j'ai lu l'article de l'Adaptation Radicale, j'ai réalisé à quel point j'avais mis de côté le sujet du dérèglement climatique, parce que je ne savais pas comment m'y engager pleinement. J'ai réalisé à quel point je retenais mon chagrin sur ce sujet, surtout après avoir vécu à Madagascar, et après y avoir vu le système alimentaire s'effondrer à cause du dérèglement climatique.

Pour moi, m'engager avec l'Adaptation Radicale m'a permis de retrouver mes émotions sur le dérèglement climatique, de ma vie personnelle à ma vie professionnelle. Laisser les émotions prendre la place qui leur revient. Cela m'a permis de mieux exprimer qui je suis vraiment. De l'Ouest comme de l'Est. À la fois Moderne et Ancestrale. À la fois Scientifique et Chamane. Intégrer tout cela et intégrer ma vie personnelle et professionnelle d'une manière plus humaine.

Je suis toujours dans le monde universitaire, en tant de Research Associate ("chercheuse associée" ndlt.) à l'Université Humboldt de Berlin, où j'entreprends des recherches participatives sur les services écosystémiques, les populations indigènes, la production, la consommation et le commerce durables. Cependant, j'ai réalisé que je devais compléter ces recherches par d'autres moyens de répondre à notre predicament ("problème insoluble", difficilement traduisible ndlt.). J'ai fondé le Sensemakers Collective (https://sensemakerscollective.com/About-us/) pour soutenir la médiation du changement systémique, en introduisant la conscience, l'incarnation, la systémique et la sagesse ancestrale dans les prises de décision. J'apprends encore - peut-être pas à parler à la nature, mais à l'écouter davantage.

Je me demande aussi comment davantage de personnes travaillant dans le développement international pourraient s'engager plus pleinement dans le domaine des perturbations climatiques et même de l'effondrement de la société. Beaucoup d'entre nous sont motivés par les principes des droits de l'homme, de l'égalité, de la participation démocratique, de l'internationalisme et de l'action humanitaire. Ce sont des valeurs importantes à partir desquelles il est possible de sensibiliser les autres aux implications politiques de l'aggravation de la situation. Cependant, beaucoup d'entre nous partagent ce même état d'esprit : un monde axé sur les résultats, pensant toujours savoir ce qui est le mieux pour le monde, en essayant toujours de le contrôler pour pouvoir le combattre.

Cela ne nous aidera pas à imaginer comment être utiles les uns aux autres lorsque la situation s'aggravera, ou comment ne pas se battre pour l'équité, la justice et l’apaisement, mais plutôt les sentir et les ressentir, plus forts que les indicateurs économiques. Quand, au vu de la situation actuelle en matière de dérèglement climatique, les professionnels du développement international remettent en question leurs activités, les perspectives et le cadre de l'Adaptation Radicale (https://jembendell.com/2019/03/17/the-love-in-deep-adaptation-a-philosophy-for-the-forum/) peuvent être utiles à beaucoup. Ils se concentrent sur le traitement des émotions, pour nous permettre de laisser notre peine et notre désespoir nous transformer (http://iflas.blogspot.com/2020/11/facilitation-for-deep-adaptation-iflas.html).

Je sais que davantage de personnes dans ce secteur peuvent, comme moi, se reconnecter à leurs motivations initiales d'amour de la nature et de l'humanité, et être prêtes à affronter la douleur qui en découlera. L'inévitable désespoir peut nous libérer des pièges de carrières imaginées dans une ère qui se termine. Nous valons tous plus que nos décisions et nos investissements passés. Nous pouvons tous trouver de nouvelles façons d'aimer la Terre et l'humanité dans l'épreuve du chaos climatique. Car on ne sauvera pas le monde sans d'abord le ressentir. Et c'est en aimant toute vie, quelle qu'elle soit, qu'un monde plus beau existe déjà.

Le Dr Malika Virah-Sawmy est signataire de l'International Scholars Warning to humanity (http://www.scholarswarning.net/ - en français ici : https://framaforms.org/appel400scientifiques-1607524970) sur les risques de bouleversement et d'effondrement de la société, et est invitée à participer à la série de questions-réponses sur l'Adaptation Radicale de 2021 (https://jembendell.com/2021/02/10/discuss-deepadaptation-with-experts-in-2021/), animée par le Professeur Jem Bendell.